Bruno Leyval

Journal & autres notes

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Déjà-vu

Le mystère est vaste. La première impression en entrant dans la salle d’attente est celle d’un déjà-vu — les corps mouvants-lents-dégoulinants avec la charge lourde d’une vie trop rude. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière gorgé de souvenirs — non, mais d’un simple déjà-vu. Les machines pompent l’essence : le prix a augmenté pour le carburant des veines. Les places vides offrent un espace aux sources de l’obsessionnelle absence. Cette absence-là. L’absence des dernières œuvres rachitiques. Les chaises colorées à la peau pâle-pastelles. L’image qui transperce est parfaite (un médaillon sacré pour un os cassé). Instantané et Voie lactée, galaxie immense en spirale barrée d’étoiles — souvent mortes de solitude et de froid. Nous avons vu le vide et au-delà : un trou noir.


Pulsations fracturées

Est-ce le seul moyen de ne pas s’exposer sur l’autel des désirs ? Quant au plus profond de soi brûle un feu destructeur. La régulation inévitable des pulsions dominantes – et de la peur qu’elles engendrent. Les pulsations qui remontent des entrailles de la terre – ancestrales dominations. À la circonférence et au centre, il y a toujours la possibilité d’une fuite. J’ai toujours voulu retourner au cœur de la bête (voir au corps). Cela a des conséquences. Et puis il y a la chute, lourde, qui renverse l’humérus du quotidien. Cassé à la racine, dans les boyaux maternels – la veille. La fracture est si belle (comme les croix modernes). Tandis qu’ils entrent dans l’ascenseur sur des brancards de fortune — les yeux qui rayonnent vers l’au-delà, les corps mouvants entament la transition. Le pavé numérique n’affiche aucun étage après le ciel. Dans la salle d’attente, le fantôme d’un vieux prophète à bout de souffle murmure des prières électriques — un peu de Jazz (beaucoup de Rock et de Blues). Et les brancards frémissent, et les brancards frémissent.


Mouche-faucheuse

C’est tout un système qui tourne sur un axe pauvre, un crâne qui se dégarnit. Les longs filaments blancs couvrent le dégel au printemps. Vieillir, c’est comme regarder une mouche-faucheuse sur une pomme en décomposition. De la généreuse coupe de fruits, il ne reste que des lambeaux de peau, des trognons et quelques pépins infertiles. De la généreuse carrière artistique, il ne reste que des pinceaux rongés par la rouille et de l’encre sèche. Je n’ai que faire de tout cela, car aujourd’hui, j’ai le plus grand des pouvoirs – le pouvoir de me connecter directement avec mon cerveau-monde. La pauvreté du médium a détruit le mirage des ornements artificiels (il y a bien plus de possibilités colorimétriques dans l’écriture, n’est-ce pas ?). J’ai franchi le seuil du sanctuaire en marchant sur les dalles impaires. À l’exactitude, je lui préfère la marge d’erreurs – l’égarement qui mène au Divin. Les synapses électriques ont des terminaisons à cinq doigts.


La guérison par le vide (instantanés)

Le mental offre de belles dérives à celui qui se laisse emporter par la tempête et le flux (des pensées) : c’est quand tu viens gratter à mes rêves que je me souviens de ton visage. Le flou de l’enveloppe énergétique suffit amplement pour afficher une forme plus ou moins fidèle. J’ai gardé des photographies troubles (des instantanés aux bords grignotés par l’humidité et la poussière du temps). Le grain brut monochrome magnifie des morceaux de corps sur des tables pleines de vignes sèches. Quelques singes se disputent les grains survivants. Peu à peu, se dessinent les rencontres du passé, avec son lot d’absence. Et du vide jaillit le pansement de l’âme. La mémoire comme un trou — la profondeur d’un puits d’eau stagnante. Sur les perles de pluie, les gerridés dansent en cercle jusqu’à la transe. Un feu incandescent – la cheminée de béton s’embrase. Du fond de l’âtre, les étoiles remontent à la surface et s’échappent vers le ciel. Le guru indien avait raison de mettre un bonnet (l’énergie cosmique s’évapore par la tête). Traverser l’Inde et la lumière brune des buissons (là où poussent les plantes de l’esprit). Le thé et le lait de brebis. Les premières visions de l’aube. Un grand singe entrouvre la porte de la terrasse pour un éveil douloureux. Shiva me fait de l’œil sur un parking. Les divinités font leurs courses dans un supermarché. Le cerveau lavé aux sources du Gange, pour finir sur le bûcher des Ghats sacrés. Un premier jet met fin aux tensions écrire-plaisir. La feuille raturée par les fluides nocturnes. Je n’ai rien d’autre à offrir que l’haleine de ma bouche qui conserve le goût des plaines d’Himalaya.


Les fleurs indociles d’Eadem

Un plan panoramique sur une ville en ruine. Allongé sur un tapis de poussière, les bras en croix, la chemise blanche tachée d’encre de Chine. Des oiseaux — sans doute des merles — explosent hors de sa poitrine comme si quelqu’un venait d’ébranler une ruche. Jaillissant en vrac, en battements affolés, ivres de lumière, ils s’éparpillent au quatre vents et tissent une toile éphémère dans l’air. Et maintenant sa poitrine — ce nid abandonné où vibraient les premiers frémissements d’ailes — reste grande ouverte, comme un sanctuaire fracturé. C’est là, dans l’écart béant de son torse, que poussent les fleurs indociles. Et son corps devient jardin — un jardin flamboyant, où la beauté, retournée comme une pelle, invente soudain la floraison d’Eadem. Chaque bouture, chaque fleur, chaque pétale, avancent, hésitent, sombrent, et s’arrachent enfin au silence, repeuplent le vide, réenchantent le vivant. Un œil de verre a roulé au cœur d’un lotus. Le vieil homme l’avait offert à une prostituée sublime. Elle le gardait dans une boîte de métal rouillée — elle lui parlait parfois. Et même à la surface vaseuse du charnier, perce le lotus au 20 à 100 pétales ou plus. La luciole figée dans le verre en offrande au centre karmique. Rayonnant vers l’extérieur du motif circulaire. Eadem est le terrain de jeu des rampants. Hypnotiques. Ils glissent le long des branches jusqu’à la pomme. Clinique reptile. À la première bouchée, l’ensorcelé. De là, de cet instant-là, découle toute l’atrocité du monde. Apparemment, c’est écrit quelque part, dans un livre fiévreux : la révélation fulgurante de l’essence humaine. … mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal… Offrir le fruit défendu comme l’on offre un œil de verre à la beauté des fleurs. Ce pacte avec l’obscur est le plus grand des délices. Aux années d’orgie et de gloire, je ne regrette rien, pas même un défaut de vision — la ou la faute devient nectar et la perte devient vision. Et les anges hagards, perdus dans les méandres des peaux froissées du monde, contemplent leurs corps nus, avec l’espoir d’une récolte abondante. Il y a cet espoir qui porte les valises du deuil. Les feuilles mortes sont les dernières traces de l’automne meurtrier — cadavres orangés du désir.


Mythologie H.

Il y a toujours cette fringale de mythologie Hallucinante — le besoin de graver ses visions dans la chair du papier-pelage, la note comme une prière définitive (ou pas), non !?! Le vieux barbu, lunettes noires, prophète de la vibration, balançant des AUM devant une assemblée planante, l’a affirmé haut et fort. Son verbe brûle — il transvase l’énergie première dans une prose hallucinée. W. B. lui parle à l’oreille. Je ne suis pas de ceux qui veulent changer le monde, car le monde n’a pas besoin de nous pour muter. La connexion avec d’autres mondes me satisfait largement. Je suis déjà branché sur la fréquence — l’autre fréquence. Mais attention, si cet espace paraît n’être qu’une accumulation de mots sans sens, sachez que sa profondeur hurle à la lune blanche, s’étire dans les cavernes du crâne… Sachez que chaque mot, même bancal, même rongé par l’ombre folle, est une pulsation d’univers, un crachat cosmique sur la vitre sale du réel. Alors, dans l’orgie des syllabes, dans la jungle des phrases molles, on récolte les fluides dans des calices d’argent. Comment percevoir l’écriture autrement que comme une expérience psychédélique ? L’écriture, oui, l’écriture, elle se fait à la fois médium et acte de transcendance ! En Arizona, le tapis de l’âme est fabriqué par la guérisseuse, la médicine woman. Transmission des savoirs ancestraux, pieds nus sur les braises de la terre. Elle rit, elle pleure, elle danse comme si la fin du monde n’était qu’un cri dans l’infini. J’achète du vin californien et rentre célébrer l’effondrement / boire, boire, boire, le nectar des ruines / la fin des illusions sur des grappes fermentées.


Reptile philosophique

L’iguane vertueux s’adapte à toute forme de technologie — il mue autant qu’il peut dans la jungle-machine. Pauvre reptile philosophique, on l’a vu se transformer en circuits sans soudures. Les couleurs des fils d’Internet se reflètent sur la membrane pauvre. Il mue, encore et encore, chaque fois que la bête oublie de respirer. Le monde s’effrite, et le reptile, lui, cherche sa peau. Et le feu emporte le corps, les flammes cuisent la chair — la pourriture des fluides. Dans le plus grand des silences, là où se terrent les battements numériques, le saurien attend patiemment sa proie. Il n’a que faire des data — ces données qui suintent des matières rares. Les espèces de cette famille sont sur terre bien avant les grands prédateurs — peut-être deux ans, avant qu’ils ne voyagent au Mexique, là où la vieille femme (aux mains de glaises) extrait les viscères sans ouvrir. La corne pleine de cendre, objet de tous les rituels sacrés, est broyée dans un bol chantant. Le breuvage est fertile comme la rosée du matin.


Hormis ce grand vacarme

Hormis ce grand vacarme, ô vous, créateurs de formes nouvelles, créateurs de formes brûlantes et bâtisseurs de mirages, je vous en supplie, revenez à la raison, la raison qui murmure, à la vérité intérieure qui pulse doucement au fond de la poitrine. Peut-être cela vous semblera-t-il absurde, vous qui ne rêvez que d’étoiles et d’échappées célestes, mais sachez-le, le plus vaste voyage cosmique n’est pas celui qui lacère le ciel — c’est celui qui s’enfonce en spirale dans la chambre secrète du soi, là où brûle une étoile plus ancienne que toutes les galaxies réunies. Hormis ce grand vacarme — vacarme d’ailes métalliques, vacarme de formes qui s’entre-dévorent — ô vous, créateurs de braises neuves, sculpteurs d’astres embryonnaires, bâtisseurs de mirages-pulsars-kérosène, écoutez donc, la raison chuchote dans vos failles. Elle rampe sous la peau comme un serpent multicolore. Elle murmure dans la cage thoracique où une braise antique bat en sourdine. Revenez, oui, revenez au souffle enfoui, au cœur-solaire, à la chambre secrète où brûle l’astre miniature. Vous qui rêvez d’étoiles, d’échappées célestes, de tunnels cosmiques où se disloquent les anges, écoutez donc, le voyage le plus vaste n’est pas celui qui lacère le ciel — non — c’est celui qui vous avale par l’intérieur, spirale après spirale, jusqu’au noyau incandescent du Moi primordial. Chambre secrète — nuit, poulpe de nuit, grotte de lait noir, et de l’encre, nef de silence où le temps se recroqueville. Moi, ce que j’aime, c’est le gout du pain et de l’hostile et du vin. C’est là que brûle l’étoile antédiluvienne – plus vieille que les galaxies, plus vieille que l’idée même de lumière (avant même la lumière). C’est là que le cosmos se souvient de vous – toujours, C’est là que vous cessez d’être spationautes de façade pour devenir voyageurs du Dedans, pèlerins du noyau, errants du souffle, passager entre deux mondes. Le dehors n’est qu’un miroir fissuré, Le dedans est une cathédrale sans murs, Le ciel n’est qu’une répétition générale. Le cœur, lui, abrite le véritable effondrement, la véritable explosion, la seule supernova qui ne meurt jamais. Alors, écoutez donc, déchirez vos cartes stellaires, jetez vos charnières de métal, abattez vos drones et autres constellations de satellites, fracassez vos rêves de fusées d’orgueil. La terre n’a que faire du ciel. Les voitures roulent toutes seules sur les ruines et la chair fraîche. Le monde extérieur n’a jamais été qu’un décor de théâtre pour la grande traversée intérieure. Au centre — là où toutes les voix se taisent — demeure l’étoile ancienne, qui prononce votre nom dans une langue sans alphabet, une langue faite de pulsations, de battements bruts, de silence respirant sous oxygène en bouteilles.


Un essaim sur le bitume

Alors que les souvenirs s’empilent comme des palettes sur un quai, que les alvéoles ruissellent et que les terminaisons nerveuses explosent, un essaim de piétons parcourt le bitume — noir, noir cosmos, noir pétrole, noir organe, veiné de reflets bleutés — jusqu’à la dernière station du centre-ville. Le bus arrive. Le bus à balcon où se perchent les fuyards scolaires — prophètes mineurs — s’y perchent comme des oiseaux hallucinés. J’étais de ceux qui s’accrochaient à la barrière pour un voyage à l’œil. Le vent en guise de ticket. Le fuyard est un animal sacré ! Même le bus est sacré. Nous sommes les nouvelles abeilles de la ruche roulante, butinant des rues, aspirant des odeurs, transportant la matière vivante du monde d’un arrêt à l’autre. Notre départ est une danse, une échappée, un rituel d’urbanité migrante. Chaque tournant devenait une prière, chaque freinage un hurlement divin, et, dans le grand bourdonnement du monde, nous laissions filer, d’arrêt en arrêt, un miel de révolte, de rire, de poussière et de liberté. Alors, nous avons tenu bon, accrochés aux barres comme à un destin bancal, prêts à bondir si le monde décidait enfin de basculer — la ruche roulante comme une étincelle, et le voyage venait à peine de commencer. Dans cette suspension, en lévitation, on ouvrait parfois les portes comme on entrouvre un temple — avec la folie d’un geste sacré. Alors, nous sommes à nouveau vivants, nous, les passagers clandestins de nos propres vies — et quand nous mourons, nous retournons à nos cavernes de nectar, ivres, célébrant la dernière des reines en porte-jarretelle.