L’impuissance de l’art face aux convulsions du monde n’est plus une abstraction, mais une réalité évidente. L’art n’a pas été vaincu : il s’est dissous dans sa propre surexposition. Il ne résiste plus au réel parce qu’il ne le confronte plus – il le mime, le simule et le recycle en signes. À force de vouloir signifier, il n’a plus rien à dire. À force d’exister partout, il n’agit nulle part. Il est devenu inoffensif, intégré au système qu’il prétend dénoncer, décoratif jusque dans ses formes les plus critiques.
Face à l’effondrement écologique, à la décomposition du politique, à la multiplication des conflits, à la prolifération des urgences planétaires, l’art demeure dans le régime du simulacre : il opère comme un écran entre le sujet et le monde, une mise en scène de l'engagement qui tourne à vide. L’artiste s’agite dans un théâtre d’ombres où tout est représentation, tandis que les structures profondes du désastre avancent sans résistance. Ce n’est pas que l’art échoue à transformer, c’est qu’il fonctionne désormais comme alibi de l’impuissance collective, comme mise en scène de la conscience, au lieu d’en être la mise en acte.
Ce processus atteint aujourd’hui son paroxysme avec l’irruption de l’intelligence artificielle, qui parachève la désincarnation de l’acte créatif. L’IA produit des images, des textes, des musiques à la demande — infiniment, instantanément, indifféremment. Elle ne crée pas, elle combine et recycle ; elle ne pense pas, ne ressent pas, elle calcule. Elle ne fait pas œuvre, elle fait production. Dans ce flux génératif sans sujet ni intention, le geste artistique se dégrade en performance algorithmique. Il n’est plus signe d’une singularité, mais sous-produit d’un système.
De ce fait, l’artiste devient gestionnaire de paramètres, curateur de styles automatisés, prestataire d’un imaginaire collectivisé. L’illusion de création persiste, mais elle est vidée de toute altérité. L’art, déjà absorbé par la logique du spectacle, se voit désormais absorbé par celle de la reproduction machinique — ultime simulation, où le langage lui-même perd sa charge symbolique pour devenir simple donnée traitable.
Dans ce contexte, un déplacement s’impose. L’engagement dans des formes d’intervention concrètes — qu’elles soient militantes, écologiques, sociales ou éducatives — devient une réponse plus adaptée à l’ampleur des enjeux contemporains. Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde, mais d’y intervenir avec lucidité et conviction.
Il est temps — non pas d’agir, au sens d’une frénésie d’intervention — mais de suspendre le vertige des signes pour revenir à une pensée du réel. Il est temps de sortir du régime esthétique généralisé, où toute chose devient image de sa propre perte. Temps de comprendre non ce que l’art peut encore apporter, mais ce qu’il dissimule : la disparition du politique, la liquidation du sens, l’effacement progressif de toute forme de rapport direct au monde.
Il ne s’agit plus de créer, mais de désillusionner. De faire retour sur les simulacres, d’interroger les logiques spectaculaires qui organisent même les gestes les plus subversifs. Comprendre que la radicalité n’est plus dans l’expression, mais dans le silence. Que parfois, refuser de créer est le seul acte encore pensable, pour ne pas continuer à jouer le jeu des signes vides, mais en révéler la vacuité. Le silence, l’abstention, la retraite du geste créatif devient alors un acte de résistance plus fort que la création elle-même.
S’inscrire dans cette vision n’est pas un abandon, bien au contraire : c’est le signe d’un changement de paradigme pour l’artiste, qui ne cherche plus à briller dans le vacarme, mais à résister par le silence, à bifurquer loin du spectaculaire, à approfondir les connaissances et les perceptions plutôt qu’à les exhiber. C’est choisir de réveiller une conscience critique, en soi et chez les autres, en acceptant même le désir de disparition, de retrait volontaire, comme un geste radical face au tumulte — non pour s'effacer, mais pour reconfigurer en profondeur notre manière d’habiter le monde et de le penser.
Il y a bien plus de présence dans l'absence et de beauté dans l'achèvement... La lutte continue.
— 01/01/2025