En 1953, l'artiste américain Robert Rauschenberg crée « Erased de Kooning Drawing » une œuvre sur papier obtenue par l’effacement complet d’un dessin original du chef de file de l’expressionnisme abstrait, Willem de Kooning. Cette œuvre conceptuelle est pour moi une des plus importantes de l’histoire de l’art — avec les Ready-made de Marcel Duchamp — dont la démarche a forcément inspiré Rauschenberg.
J’ai de l’affection pour l’effacement, pour les traces qui s’atténuent puis, qui disparaissent lentement, sans laisser de traces, justement. J’aime les photos qui jaunissent et qui s’effacent patiemment. J’aime les stigmates du temps. Plusieurs anciens tirages numériques n’ont pas résisté au délavage et ne sont aujourd’hui, plus que de belles feuilles blanches immaculées. Combien de disques durs ne répondent plus, combien de formatages malheureux, de nuages qui s’évaporent… Il y a dans l’éphémère toute la fragilité de la vie, toute la beauté aussi. Paradoxalement, pour l’artiste, c’est le désir de marquer dans le temps qui est de mise. L’œuvre est créée pour durer. Elle s’inscrit dans un désir d’histoire, de pérennité. Voici donc un bel exemple de dualité.
L'art est traditionnellement perçu comme un objet qui est destiné à être préservé pour traverser le temps, un objet à conserver précieusement, un objet qui nous accompagne, que l’on peut garder longtemps, que l’on peut contempler longuement, puis, que l’on peut transmettre, que l’on peut offrir, que l’on peut vendre, un objet qui sera gardé par quelqu’un d’autre à son tour, pour finir un jour dans un musée, pour être conservé longtemps, voire « éternellement ».
Je n’ai aucun attachement pour mes œuvres originales, leurs disparitions physiques ne m’affectent aucunement. Et pourtant, j’accumule leurs reproductions dans des livres, les inclus dans des projets d’envergure qui finiront imprimés, multipliés, dans le but de laisser une trace de leurs conceptions. Ce fameux désir de transmission, de filiation. N’y a-t-il pas, ici, la preuve d’un trouble, d’un combat intérieur, la volonté d’exprimer des émotions profondes à travers mon art et, peut-être par pudeur, de les effacer méticuleusement. C’est sûrement pour cela que j’ai une attirance profonde pour les performances artistiques et pour le land art. L’œuvre est éphémère et la photographie est le seul témoignage de sa réalisation. Le témoignage de trop ?
Il y a quelques années, ma cave a été inondée après de fortes pluies. Une grande partie de mes œuvres ont subi des dégradations importantes – de quelques traces de moisissure à la destruction totale. Une partie de ces œuvres endommagées avaient été numérisées pour être préservées sur un disque dur, qui lui aussi a fini par lâcher. La possibilité de restauration – des œuvres et du disque dur – m'a effleuré, mais y voyant un signe en accord avec mes idées sur l’altérabilité des choses, j’ai décidé de tout jeter.
Je pense parfois à Kafka qui souhaitait que l’on détruise son œuvre après sa mort. L’idée que mon œuvre me survive est devenue compliquée à intégrer. C’est un sujet qui me crée beaucoup de turpitudes.
La crainte d’y avoir injecté trop de soi, d’avoir surexposé la profondeur et la noirceur. En donnant toujours plus, en allant toujours plus loin, jusqu’à se perdre en chemin. À trop ouvrir ses failles, rarement elles ne se referment. Chaque œuvre devient un miroir au reflet d’un désespoir.
La violence de la percée, transpercée au cœur. L’ouverture est béante et l’image que renvoie la glace est bien terne.
De ce fait, inéluctablement, ma démarche liée à l’effacement s’est amplifiée dernièrement, après une longue période de maturation. Elle est faite de ruptures et d’abandons, d’arrêt de l’art et d’oisiveté, de lecture et d’écriture. Un profond désir de ne plus laisser de traces autres que celles générées par l’éphémérité de l’instant. Les traces de pas dans la neige, l’eau qui sèche sur la surface, avec comme seule entorse, les quelques textes longuement travaillés et publiés sur mon site, dont la pérennité est plus qu’aléatoire, conservés un temps puis effacés pour ne pas laisser de traces, justement. Même si rien ne s’efface vraiment sur la toile, qu’importe, la démarche est la même, l’abandon est total. Une sorte de détachement au monde, à la matérialité du monde, à la vitesse du monde, à l’obésité du monde, au monde qui tourne de moins en moins en rond malgré sa rotation. En décalage, dans une temporalité parallèle, à côté, en marge, à la marge d’un monde qui n’inspire plus, un monde qui a abandonné la mystique et la présence pure, un monde où l’absence est la présence ultime, profonde, en dissidence et qui s'éloigne de la doctrine du plus grand nombre.
J’aime l'éphémérité d'une œuvre d'art, les photos qui jaunissent, les textes qui s’effacent, les méandres de l’esprit et les cœurs partagés.
Une pile de livres et quelques carnets manuscrits trônent sur mon bureau. L’écran aligne fragilement mes mots qui, pour des raisons obscures, peuvent disparaître en un instant, informatiquement parlant. Les livres, eux, ont la peau bien plus épaisse et ne craignent en général que le feu.
Alors oui, l'éphémérité d'une œuvre d'art peut sembler paradoxale. Si l’artiste privilégie la création de pièces destinées à disparaître, à se transformer ou à exister uniquement dans un instant précis, il interroge le rapport au temps, à la permanence et à la valeur de l'œuvre d'art.
Une création éphémère ne se conçoit pas comme un objet à posséder, c’est une expérience à vivre. Chaque instant est unique, et l'œuvre ne se révèle pleinement qu'à ceux qui la rencontrent en direct. C'est cette expérience immédiate et intense qui lui donne sa valeur.
L'éphémère est par essence imparfait, soumis aux aléas du temps et aux éléments. Cette imperfection est loin d'être une faiblesse, elle est au contraire une source de richesse. Elle rappelle la fragilité de l'existence et la beauté de l'imperfection, valeurs souvent négligées dans une société qui privilégie la perfection.
Notre société est obsédée par la performance et la productivité. L'art éphémère nous invite à ralentir, à prendre le temps de savourer l'instant présent et à réfléchir sur la nature même du temps. Le temps qui passe, dont la présence ne dure qu’un instant, un instant fugace qui laisse place à la fulgurance de l’absence. Un autre temps. Un temps ancien, un moment lointain, un long temps pour un certain temps. Un temps à inventer, à réinventer, à ajouter ou à soustraire au désordre de notre temps. Il est de tout temps une évidence, tout le temps une présence, à chaque instant.
En s'opposant à la logique du marché de l'art, l'art éphémère remet en question notre rapport à la consommation et à la possession. Il nous invite à privilégier les expériences immatérielles sur les biens matériels, encourage le détachement et, dans l’absolu, à réinjecter de la mystique dans l’art.
Mystique, la mystique. Cette citation de Jean-Claude Bologne me parcourt l’esprit : « J’appelle mysticisme une expérience de mise en contact direct et inopiné avec une réalité qui dépasse nos perceptions habituelles, et qu’on peut ressentir tour à tour comme étant le vide ou l’infini ».
J’aime l’idée d’un mysticisme qui échappe aux carcans dogmatiques, un mysticisme sans religion. J’aime cette façon de désigner des expériences spirituelles, des états de transcendance, de modification de la perception et de pleine conscience qui échappent à toute croyance. Un éveil à une réalité plus haute et infinie dont le concept qui fait abstraction de la théologie, de l’idée de Dieu ou du divin, peut être décrit comme un « mysticisme athéiste » et dont la vision première est tournée vers les forces universelles, ces énergies vibratoires qui amplifient notre connectivité avec les autres formes de vie, avec l’environnement et les « esprits » de la nature. Une pratique intérieure centrée sur la médiation entre l’ensemble des êtres vivants, dans le cadre d’une interdépendance complète. Comme je l’ai souvent exprimé, notre mode de fonctionnement sociétal qui a entraîné une rupture totale avec notre environnement, est la principale cause de notre perte réceptive et perceptive. L’humain a complètement oublié d’écouter le chant du vent. Le premier pas sur le chemin du mystique est de réapprendre à écouter le chant du vent qui résonne en lui. Il se doit de réapprendre à écouter avec attention son silence intérieur, dans un seul et unique but, celui du partage et de l’altruisme.
Réinjecter de la mystique dans l’art. Mais l’art n’est pas tout, même si tout est art de l’éphémère. Des heures aux journées, des semaines aux années, du passage de la vie à la mort, tout est éphémère, obsolescence programmée et durée limitée.
Ma région était minière – mines de potasse, mais l’extraction a depuis longtemps été abandonnée. Aujourd’hui, les montagnes de sel sont recouvertes de verdure et les anciennes installations d’extraction sont à présent des lieux abandonnés à l’enfouissement de déchets dégueulasses, qui pour le coup, eux, sont loin d’être éphémères.
J’en profite pour vous partager le poème suivant, de l’éphémère et du sel inspiré.
Les montagnes de sel (poème)
Les ombres glissent sur les murs lépreux — des restes de fresques colorées/engagées qui témoignent d'années de luttes ouvrières, se faufilent sous les passerelles qui mènent aux ateliers abandonnés, pour finir par s'échouer contre les rares vitres qui ont résisté aux pavés. Les derniers tracts, noyés de titres rouges et autres slogans vengeurs, sont incrustés dans la peau de la structure. La poussière a recouvert l'ensemble comme la neige recouvre la plaine.
À l'ombre des montagnes de sel, sous la charpente effondrée, bien alignées contre les parois, les armoires métalliques renferment encore les bleus de travail, les casques jaunis et quelques carnets comptables remplis de dates, de chiffres et de mots d'amour. Dans les profondeurs de la mine, les cœurs battaient fort pour l'extérieur.
Une croix orne l’entrée d’un bâtiment effondré.
La proie glisse sous les poutres de béton. Le chien s'est faufilé dans les décombres. La balade dominicale n'est plus qu'une chasse aux souvenirs. La retraite est une désertion.
La région fut un fleuron industriel au siècle dernier. La métallurgie, le textile, les mines. Les villages ont poussé, occupés par des vagues d'ouvriers, leurs maisons soutenues par des galeries prêtes à les engloutir. Aujourd'hui, les mers sont devenues des déserts où les chiens errent en promenant leurs maîtres le dimanche.
Je pense que le plus important des poèmes est celui qui surgit à l’esprit comme un miracle, et qui s’efface de la mémoire avant d’avoir pu être retranscrit sur le papier. Son absence est pesante. Il obsède par son manque de présence. Il était pourtant si parfait. Il rejoint les œuvres inconnues de l’histoire, celles que l’on ne connaîtra jamais et qui cependant, par chance, ont échappé à toutes tentatives de préservation. Combien de chefs-d'œuvre ont disparu, laissant leur place à d’autres œuvres qui ne nous sont parvenues qu’avec l’aide d’une trajectoire chanceuse. Les œuvres muséales ne sont peut-être que des rebus bienheureux, infimes parcelles de merveilles éphémères. Nulle représentation du soleil ou de la lune, d’un arbre ou d’une fleur, d’un être ou même d’une pensée, ne sera aussi imprégnée de sa puissance. L’éphémère est gorgé de mystique et d’universalité. Toute tentative de préservation l’évapore. L’éphémère est, dans l’effacement, un signe de la puissance de la vie.
La cave inondée et quelques œuvres noyées. L’absence et la présence, l’éphémère et l’effacement...
Et si toutes les œuvres préservées n’étaient, en fin de compte, que des cadavres formolés.
— 16/01/2025