Éruption, virus et courant souterrain
L’opposition n’est qu’un mirage des esprits qui cherchent à simplifier en ne percevant le monde que dans sa binarité, excluant entre le noir et le blanc toute la richesse des nuances de gris. Reconnaître Ombre et Lumière, c’est la première étape de la révolution. Il est très difficile — peut-être interdit — d’expliquer complètement par des mots. Les mots glissent, bavent, se désagrègent avant d’atteindre la chose, le cœur de la chose, la moelle de la chose. Le langage est un filtre cassé. La phrase approche, puis fond. Ce qui est là, passe entre les syllabes, dans les blancs, dans les ratés de la bouche. Dès qu’on nomme, ça s’échappe. Dès qu’on décrit, ça mute. Impossible de clouer l’expérience sur la page : elle se débat, elle mord, elle disparaît dans l’interligne. On peut balbutier, fragmenter, répéter comme un mantra défectueux — mais expliquer entièrement — profondément ? Non. Le sens se transmet autrement : par choc, par contagion, par court-circuit, par déflagration. Le sens a besoin de folie pour s’infiltrer, et de folie, l’époque en manque cruellement. Le cryptage surréaliste (ou tous les autres courants contre-culturels capables de dérégler les sens) manque cruellement au monde ; ce monde, ce monde-là, ce monde creux à l’intérieur duquel nous suffoquons, n’a plus accouché d’aucune révolution qui n’en vaille la peine depuis les crêtes roses et le DIY. Les anciens outils ne servent plus. La logique linéaire, les manuels, les discours calibrés — tout s’effondre. Il faut apprendre à lire dans les fissures et dans les plaies, à respirer dans le silence entre les mots, à sentir le tremblement qui traverse les corps quand le sens frappe. La révolution n’est pas un plan, ni une marche ordonnée. Elle est éruption, virus, courant souterrain qui court dans les interstices de la réalité. Les certitudes de jeunesse s’effritent. Chaque concept devient suspect. Je suis de la génération des possibles. No futur. La clarté se transforme en cage. Kurt s’est tiré une balle dans la tronche. Le contrôle en illusion. L’histoire que l’on nous raconte est un théâtre de marionnettes — les fils coupés depuis longtemps, mais les ombres continuent de danser. Simulacre et spectacle. Comprendre ne sert à rien si l’on ne sent pas, si l’on ne laisse pas le chaos pénétrer, griffer, remodeler l’intérieur. Il faut apprendre à recevoir la déflagration sans chercher à la retenir. Flux flux flux. À accepter que le sens nous échappe, et qu’il nous traverse pour transformer ce que nous sommes. Ceux qui ont essayé de fixer, de ranger, d’ordonner, de classifier — ils se sont perdus. Les mots se sont retournés contre eux. La page est devenue piège. Expérimente donc, bordel ! Et pourtant, malgré tout, quelque chose se prépare dans les marges, dans les interstices, dans les gestes minuscules, mais déterminés. La folie nécessaire à la transmission existe encore, même si rare. Elle circule en rumeurs, en éclats de couleur, en chants déformés, en gestes bricolés. Elle se glisse par effraction dans de grandes cérémonies bruyantes — son du battement ancestral. La révolution véritable ne s’écrit pas. Elle se vit. Elle se partage. Elle se propage comme virus. Mais le monde — ce monde creux — étouffe. Et si personne ne tire sur le câble, si personne n’ouvre la faille, tout reste immobile. L’histoire devient poussière. L’orange domine et le gris s’éteint.
— 13 décembre 2025