Le demi-Christ héron
Position lotus avec tout l’attirail du parfait guru (barbe, bol, encens Nag Champa bleu et perles de santal fumé), à poil sur le canapé face caméra, tilak sur le front, chignon mantra et yeux fermé — Om, terre, cieux, au-delà des mondes, c’est toi, énergie divine, que nous adorons, que ton éclat sacré illumine notre esprit, guide nos pensées vers le juste chemin… Parfois on écrit Aum, mais quelle importance ? Sortir, purifier l’esprit, stimuler l’intelligence, connexion à l’énergie cosmique pour éveiller la conscience spirituelle — méditation souffle respirer nature route. Au coucher du soleil, le héron reste là, immobile, bière, chaise longue et ventriloque, comme un fantôme qui boit un verre sur le bord de la route — ou qui bouquine un vieux livre ésotérique — les voitures surgissent (que des grises et des rouges), bêtes aveugles (sangliers de fer, d’aluminium et de plastique) vomissant leur souffle de béton, et je vole un rouge à lèvres dans la poche d’un inconnu — épouvantail solitaire, et trace des symboles anciens sur ma peau, la brume grisâtre s’accroche aux champs de maïs (dans les cheveux d’épis sacrifiés) comme une chanson punk que personne ne connaît, derrière l’oiseau la croix de béton attend quelqu’un ou personne, la matière rongée par les échappements s’est effondrée — demi-Christ figé, pollution fondue sur le visage, particules qui creusent — clous et couronne devenus doigts, pénis absent, je crie merde au divin et les anges en plastique qui tombent du ciel, le lierre grimpe et m’attrape moi aussi, je touche la pierre, je touche le sang et le fer et le papier, et chaque phrase est un cadavre que je réanime, un collage de désirs, de morts et de néons qui s’effondrent, je suis infinie, je suis héron, je suis demi-Christ, je suis chaos et je ris de tout cela, tout en marchant dans la brume. Je marche, oui, et la brume s’ouvre comme un rideau mouillé, révèle des silhouettes que je reconnais trop tard — moi, encore moi, multiplié, déformé, un chœur d’hommes que j’ai été et que je n’ai jamais réussi à tuer. Ils murmurent des ordres que je ne comprends pas. Le héron me regarde — non, il me juge — son œil jaune m’accuse d’être vivant alors que lui se tient immobile comme un dieu fatigué. Je passe devant la croix, le demi-Christ semble remuer, comme si la pierre voulait respirer, comme si un souffle noir gonflait ses poumons inexistants ; je sens l’odeur du béton brûlé, des haillons pervers et de la foi pourrie. Je retire le rouge à lèvres de ma peau du revers de ma manche, ça laisse une traînée rose et sale, comme une blessure qu’on oublie, mais la couleur revient, elle revient toujours, elle me marque plus fort que les noms que j’ai eus, les corps que j’ai traversés, les guerres intérieures que j’ai perdues. Le lierre serre ma cheville, m’implore presque — ou me retient — alors je tire, j’arrache, j’entends un craquement vivant et je continue d’avancer avec un morceau de corps végétal accroché à moi comme un péché. Psaumes et porcs USB. Et dans ce monde saturé d’écrans de fumée, de puces sous la peau, de plastique aquatique, de prières et de mystique brisées, quelque chose en moi se soulève, une force ou un gouffre, je ne sais plus — je suis encore en train de marcher, oui, mais chaque pas me dissout un peu, me refond, me recrée, et je me dis que peut-être c’est ça, être vivant — disparaître à chaque seconde pour mieux (re)commencer — tout, absolument tout, même la mort, est un commencement — je marche, je marche et le héron me parle de tarot — arcanes, peut-être je ne sais plus — je vole un rouge à lèvres et la ville explose, les néons crachent des lettres que je ne peux pas lire (demi-Christ hurle derrière ma tête clous doigts couronne pollution) j’embrasse le béton et le béton m’embrasse et tout s’accélère : retour arrière sang dans les champs de maïs éclats de verre musique punk morte je suis toi et toi et personne le lierre grimpe et descend et m’étouffe peut-être je ris ou je pleure je ne distingue plus la brume de mes larmes je touche un corps qui n’existe pas, qui est moi, qui est eux, qui est l’oiseau le souffle des voitures comme un sabre qui tranche mon cou je saute, je tombe, je flotte, je tombe encore la bière sur le bitume coule rouge rouille et noir chuchote merde à tout je crie avec lui avec moi avec le monde et les anges en plastique s’écrasent sur mes épaules je suis demi-Christ héron chaos et chaque phrase éclate en milliers de fragments je cours je tombe je me relève je disparais je réapparais et la ville est une mer, la croix est un poing, le lierre une langue qui mord et je ris et je hurle et personne ne sait si je suis vivant ou déjà poussière — on s’en fout, en fait — première vision.
— 11 décembre 2025