Sur la ligne d’arrivée, il parlait d’avant, d’une époque lointaine, quand il voulait faire souvenir à quelqu'un d'une chose qui s’effeuillait au vent. La hantise des souvenirs qui s’effaçaient lentement et qui finissaient par sécher, comme l’auréole sous la tasse de café. Encore et toujours l’effacement, l’absence, comme une obsession.
Il y a là une forme de mise en abyme. Tous les fatras d’une mémoire contradictoire embrumée, une mémoire qui se mélange, qui s’embourbe, une mémoire qui s’inverse et se retrouve à l’envers, à l’opposé, qui superpose les souvenirs, les émiettent et les recomposent fragilement, tente une remise en ordre, un classement vulnérable pour une expulsion incompréhensible, un code personnel inaccessible, un chiffrage indéchiffrable, même et surtout quand ils passent par le prisme du langage – codage.
La dispersion des traces mémorielles est dans l’incapacité de se traduire en une pensée, puis un langage... Alors, nous ne sommes plus, d’un coup, que des êtres vivants amputés de la substance d’une trace qui s’efface, un parcours qui se vide de son essence.
Par fragmentation, comme des néons clignotants, un mot-clef surgit et engendre une envolée. Les images lui reviennent et avec elles les émotions et les sentiments. Un vivant intermittent.
Il n’y a pas de frontière pour le songe. Quand tout semble normal, le rêve est devant la porte.
Hanté par la mémoire d’une chute, de la chute, de sa chute, de cette chute qui mène aux profondeurs de l’âme, aux abysses de l’être, à la rencontre du vide, du rien, du néant. Une chute de la mémoire, une mémoire sourde qui n’entend rien, qui commence à s’évaporer, à se dissiper et à se dissoudre dans les méandres de l’esprit. Il y a bien des façons de voir les choses, ces choses qui ne sont que peu visibles pour celui qui n’est pas dans l’attention permanente. L’attention pure. Cette attention qui vous ouvre au moment présent. La contemplation pure. Mais comment être dans ce moment présent quand la mémoire vous joue des tours, qu'elle vous mélange, vous embrouille et vous dérive, vous emmène au large et vous chavire ? Je suis ici et maintenant. Je suis ici et maintenant et pourtant, je voyage. Tant de cultures rencontrées, de temples visités et de dieux vénérés.
Un éclat de lumière, le souvenir et la foi, de l’art et des rêves qui se mélangent à la réalité.
Nous aurons beau construire des temples, sans y injecter une foi profonde, ils resteront creux. Bâtisses démesurées à la gloire du mystère, du mystérieux, de l'abstrait, du religieux, de la croyance, de la soumission... De tous ces lieux célébrant la grâce divine, je n'ai fait que l'amère expérience des déceptions. Chantres de la dorure, du clinquant et de l'opulence iconique, de statues en représentations symboliques, ces lieux n'ont que peu de chances d'atteindre leurs objectifs en ne misant que sur la profusion d'images et de richesses, d'accumulation matérialiste et autres objets placebo. Par filiation, coutume, culture, localisation ou même par imposition, nous sommes affiliés à une tradition mystique, un dogme établi dont la pratique nous est conseillée. Comme toute tradition, cette tradition mystique (spirituelle, religieuse...) s'accompagne d'un florilège de pollution visuelle dont le but est de créer une connexion profonde entre le propos et le sujet. Il nous faut donc des fioritures et des ornements pour entretenir notre âme. En avons-nous tellement besoin ?
Ils ne sont pas tous des fous, ou alors juste un peu. Tous ont cette honnêteté propre à l’esprit qui se dérègle, qui s’enlise et sombre. Ils sont fidèles à leur méthode, à leur schéma, à leur déconstruction programmée. Ils avancent à reculons, en parallèle, en décalage sur le chemin mystique. Ils sont antiques, bien sûr, et certainement déjà spirituels. Ils marchent droit, solides, déterminés, en phase avec leur croyance et les traiter par le mépris ne sert qu’à les renforcer. Ils sont les prophètes d’une nouvelle religion. Leur folie est celle des hommes. Ils seront de tous les espaces médiatiques et c’est d’autant plus merveilleux que leur message deviendra notre histoire, un nouvel ordre de grandeur, qu’il nous faudra combattre jusqu’au-delà de la dernière extrémité. Les messagers seront notre folie, notre ennemi de l’intérieur.
Il reste à parler du sombre de l’âme, du noir profond de ses racines. Quelle beauté, n’est-ce pas ? Fabriquer des navires, avec comme intention première de les voir sombrer... En faire des épaves... Vint alors cet instant de non-retour, où tout chavire, sous l’affluence des sentiments personnels et de la solitude. Dans un esprit de résiliation généreuse, armé d’une folle imprudence, au centre d’un chenal aux bordures dorées, le plaisir de voguer comme l’on meurt... Par surprise et en douceur. La fabrication d’un naufrage se révèle être une tâche de bon augure. Quoi de plus honnête que de célébrer la chute. Qui a-t-il de plus grand et de plus fort que la faiblesse ? Nul ne s’attaque à celui qui agit sans défiance et qui se revendique faible et misérable – si tel est le cas néanmoins, alors nous basculons dans un autre chose, un autre de ténèbres... Nous basculons dans un autre de l’ordre de la barbarie.
Pourtant, nous avions prévu d’aimer. Aimer la vie, l’avenir et, dans une moindre mesure, l’humanité.
Marche droit comme un guide, comme un prophète ou comme un charlatan. Peu importe. Avance ! Avance et marche droit, droit comme te l’impose ta foi. Avance et marche. Tu ne peux t’arrêter ou même te perdre en chemin. Tu dois être le chemin. Avance, car le troupeau te suit. N’entends-tu pas sonner les clochettes fièrement attachées aux cous des bestioles qui te suivent. Braves, soumis, soumission, les dévots de bêtise, les idiots qui forment un beau troupeau. Nous ne contrôlons pas notre propre vie. Contrôle. Contrôler. De leurs cervelles moles, tout peut être aspiré. Ils pensent que parler, écrire et diffuser leur bêtise, leurs croyances farfelues d’apocalypse et autres vies extraterrestres, suffit à la rendre plausible, réaliste, réelle, vraie, vraie comme la vérité, celle que personne ne possède. Non ! Arrêtez vos conneries de sorciers ! Les mages occidentaux sont des charlatans exotiques, des suceurs de misère, des mystiques de pacotille, qui retournent les crânes de gélatine de leurs carpettes pour en faire des illuminés à l’esprit creux. Que de sornettes, d’idioties et de billevesées. Je vous conchie, bande de druides à la con, mais surtout, continuez, car c’est tout ce que méritent ces crétins à colliers de perles. Siphonnez bien leurs âmes en peines, leurs esprits en quête de mystère, ils sont la clef de votre bonheur, de votre désir de pouvoir et de domination, la clef qui ouvre les portes de tous les plaisirs. Alors j’irai marcher droit aussi, marcher droit avec mon troupeau, comme un berger, un gardien de blessures et de folie. Et j’irai dans le désert, car c’est un endroit propice, un endroit lunaire, astéroïde de mirages et de lumière où chaque grain deviendra mon allié, mon complice. Tôt ou tard il faudra exprimer une forme de gratitude, une reconnaissance à son maître, une séance initiatique pour passer un stade, peut-être même qu’il faudra apprendre et devenir expert, expert en alchimie, en plantes médicinales, en prières aussi et surtout expert en fellation, car c’est de là que vous puiserez le mystère de la vie. Mangez pour l’instant, mâchez bien votre repas et surtout, avalez. Ce à quoi nous croyons détermine qui nous sommes. Soit, vous choisissez les valeurs de la société, soit le code de l’instinct primaire, celui des bêtes, celui de l’errance et du sang, celui qui vous pousse à la déviance, cette surenchère de beauté et de sexe, de violence et d’orifices percés, de jouissance absolue et de hurlements mortels.
Je ne suis jamais là, mais toujours en dehors. Brûlez mes œuvres de vos galeries. Il faut écrire pour vider le purin qui envahit ce putain de crâne. Je me ferais médium – ou voyant, pour écrire des petites formules sur un grand tableau noir. Des combinaisons de lettre et de chiffres, de signes étranges qui finiront par changer le monde. Il faut être fou pour espérer qu’un livre soit une arme... Peut-être une arme sans munitions.
Nous y avons vu des changements, des impermanences, des erreurs de jugement, beaucoup de choses qui nous ont perturbé, qui nous ont induit en erreur. Nous nous sommes perdu en chemin, un chemin sombre, sombre comme la nuit, une nuit sombre comme la mort. Aucune possibilité de retour en arrière, pas de chemin de traverse, pas de porte de sortie, rien qu'il ne puisse nous étendre vers d'autres horizons. De ce flot ininterrompu, de cette vague qui nous submerge, l'information caduque, nous inonde comme la boue inonde les rues pendant l'orage. Et d'orage, il y a eu, puissant et dévastateur, qui a réduit sur son passage tous nos espoirs. La brume s'est installée, un voile épais, un voile opaque, qui a recouvert notre époque comme un dôme.
Alors, venez, approchez avec vos grigris de fortunes, vos bracelets tressés et vos mantras dépassés, on vous attend dans l’ombre, tapis au fond d’un van orange avec des fleurs séchées peinturlurées sur les côtés. La route qui mène à la félicité est bordée de lotus et d’épines.
Il écrit un dernier mot avant de l’effacer. Dans l’atelier, la poussière recouvre quelques toiles abandonnées.
— 28/01/2025