BRUNO LEYVAL

MESSAGE #35 : L’Œil Total (dissolution)

Voir à nouveau, voir les plus grandes consciences écrasées sous la lumière des écrans, brûlées vives dans le bûcher des flux et pleurant des pixels dans des déserts de dalles en verre – délirantes de clarté, affamées de formes et ivres d’images pleines d’images,
n’ayant plus rien à voir —
rien — à voir.

Ô toi, idéologie câblée sans visage,
fantôme transparent comme un dieu en réseau,
tu as tout absorbé —
les souvenirs binaires reconstitués dans la pâte des archives,
la douleur encodée en sourires filtrés,
et la solitude rendue visible pour mieux l’effacer – absence.

Il t’en faut combien des téraoctets pour griller toutes les boîtes psychédéliques ?

Ils ont détruit l’invisible !
Ils ont vidé les visages pour les rendre monétisables !
Ils ont crucifié le regard sur les écrans plats de la conscience !

Et moi, juste avant la fin, je me suis arraché les yeux du flux - non pas par choix, mais par perte,
nom trouvé dans une fissure d’oubli, et j’ai vu l’image se décoller du monde et le monde s’incliner devant l’image,
j’ai vu les prophètes de la visibilité pleurer de ne plus exister hors des regards.

Et j’ai compris que l’œil est devenu colonisé, que le voir est devenu servitude, et que le silence est devenu crime, que l’absence, un virus – devenu

Alors, j'ai cessé – regardé sans enregistrer / marché sans être localisé / contemplé le vide au centre des formes – et j’y ai vu l’immensité.

Ils m’ont traqué avec leurs spectres, leurs drones messianiques, leurs IA prophétiques, leurs mantras de stockage éternel.

Être un trou dans leur lumière, un souffle de poussière dans leur transparence.

Sur la devanture, un visage immense entrecoupé de mots et autres slogans accrocheurs. Tu es le produit. Consomme. Scrolling. Consomme. Scrolling... La publicité attaque la rétine, le nerf et la moelle. Un regardeur profession voyance appliquée qui découpait les rêves et les recodait en réalités disponibles célébrées de fleurs virtuelles, dans les espaces ouverts de l’extase – celui qui voyait pour tous – un reflet qui reflétait un reflet, un éclat d’éclat dans une fosse de simulacres.

Mais je ne voyais rien.
Rien.

Le disque dur planté dans le nombril – impossible d’établir toute connexion. Le lien décentralisé, c’est abandonner la proie des formes et des servitudes, pour entrer dans le chant muet des choses. Il y a une forme de soulagement – un relâchement proche de la jouissance, dans toutes formes de disparition. Ne plus être pour Être enfin. Ne plus être présent pour absorber l’absence. Ne plus voir pour Voir. Voir à nouveau. Regard et vision.

Un autre regard est possible —
un regard qui ne capture pas, un regard qui ne possède pas, un regard qui ne voit plus,
— mais perçoit.

Les néons intérieurs comme des interfaces caressantes,
des murs liquides qui te renvoient ton propre visage
en dix mille variations optimisées – filtres de pauvreté.

L’instant devient souvenir jauni instantanément. L’image d’un temps mort récent que l’on vieillit pour supprimer le présent, comme si l’archivage précipité des choses pouvait empêcher leur brûlure, leur vérité nue, leur insoutenable actualité. Alors, chaque regard devient un retour, un détour rassurant par le déjà-passé, où l’on ne risque plus rien, où tout est figé, digéré, anesthésié. Le présent, quant à lui, s’efface dans cette course à la mémoire morte — non pas pour se souvenir, mais pour oublier qu’on vit aveugle, encore et encore.

Chaque capture d’écran est une fuite, chaque cadrage une négation de ce qui déborde, tremble ou respire encore. Ainsi, nous construisons un monde spectral, peuplé de reflets figés, de fantômes d’instants, où l’expérience est remplacée par sa trace, où l’émotion se dilue dans le pixel, et où le regard, au lieu de révéler, recouvre.

présent évacué / mémoire en excès / le réel pixelise / chair évaporée / regard en boucle / plus de temps / que des traces / archive-émotion / le maintenant s’auto-efface / capture avant contact / fuite dans l’image / le vécu devient donnée / encodé, nettoyé, rangé / le souffle se compresse en .jpeg / éclat figé d’un non-événement / absence performée en haute définition / le cœur bat en différé / la lumière sature le sens / l’instant meurt avant d’avoir été / souvenir prémâché / œil vidé recrachant des icônes / présent dissous dans le flux / scroll éternel et rouleau, rouleau, rouleau...

/ plus rien n’advient, tout est déjà trop tard / installé / .exe

Extases oculaires, commandes pour les vendeurs de rédemption.
Fabriquer de la tendresse en 4K.

L’œil-machine se trouble – un souffle pupille opaque – le point noir planté dans le blanc.

Et —
le noir total.

Les écrans appellent comme une mère démente : montrez-moi ce qui ne se montre pas.

— L’image ne transmet rien, elle capture, elle empêche... Elle remplace.

Je suis là où rien ne se montre, là où les formes retournent à la source, où le visible s’incline devant la présence. Je suis un regard qui ne retient plus.

Et dans cette vacuité immense,
dans ce souffle sans image,
j’ai vu pour la première fois
ce que je ne cherchais plus à voir.

Voir, c’est l’éclipse intérieure. L’œil se ferme et l’univers commence.

brunoleyval.fr

— 07/07/2025

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