BRUNO LEYVAL

MESSAGE #19 : En miroir

Rien de plus qu'une suite binaire, du zéro à l'un, puis au zéro. Une traversée d'un chiffre à l'autre, d'âge en âge, quelques décennies. Le déchiffrage de la vie étrange et ordinaire qu'est la nôtre, qui parfois s'enflamme d'ennui et de désespoir, passe par le besoin de traverser avec lenteur les obstacles, les abandons et les deuils. La contemplation est une des options. S'arrêter et observer le temps qui passe, lentement, avec douceur et patience. Observer l'eau d'une rivière qui glisse aux bords sans s'accrocher. Un flux continu comme les pensées. Ne jamais s'accrocher. La méditation pour soigner les migraines nocturnes. Une eau qui se calme et qui réfléchit les nuages et le ciel. Passer des jours entiers à contempler ces reflets de silence et être ému par les maigres sillons que les araignées creusent en se déplaçant à fleur d’eau.

Arrivés un mercredi, à deux séparément, pour repartir en fragments – du zéro à l'un, ensemble éternellement.

Sur le lac, deux cygnes échangent des gestes tendres. Assis sur les galets, face au chant, on les observe simplement. L’espoir d’un échange, d’une rencontre qui s’imprime dans le cœur. Ce jour-là, ils sont venus nous saluer poliment et déposer de leurs becs orangés, quelques gouttes de poussière d’étoiles dans le creux de nos mains.

Zéro à l’un, binaire. L’histoire de deux miroirs dans un couloir, face à face, qui s’observent et se renvoient leur image. Identiques et uniques, différents et pourtant. Ils vont vieillir ensemble avec l’idée d’être semblables. Avec le temps, un couple de miroirs finit par se ressembler – extérieurement. Ils s’accrochent aux apparences, aux reflets qu’ils échangent. La surface est polie et par réflexion s'y forme un attachement commun – zéro et un, la composition d’un langage. Ils se parlent en silence – intérieurement.

Une aventure au bord de la rive. Il est parfois compliqué d’échapper à son double. Les feuilles du châtaignier virevoltent et se chamaillent en vol comme des étourneaux. Certaines s’échouent dans le courant, tandis que d’autres tentent avec courage la traversée. En face, c'est la terre promise, n’est-ce pas ? Atterrir au milieu d’un cimetière.

En tailleur sur un bloc de béton, les mains jointes, s'abandonner à l'instant, sans s'accrocher, sans y tenir, sans appartenance, sans désirs ni autres plaisirs — si ce n’est d’appartenir au monde. Le monde de l’enfance. C’est une posture que les grands ont du mal à comprendre, elle appartient aux enfants. Les mots glissent du bout des lèvres, un ruisseau de lettres, à l’embouchure des voyelles, vers le papier glissant, là où plient les roseaux.

Allongé dans un lit – être à côté de l’ombre. Une seule fois allongé contre. Perdre n’est rien, si ce n’est la trace qu’un jour, on avait tout trouvé.

Je suis devenu un champ de ruines à moi tout seul, entouré de cadavres, tiraillé entre l’ombre et la lumière, entre le bien et le mal, un territoire asséché de tout espoir. Un peu d’art.

Quel est donc ce pouvoir que l’on offre à l’autre ? On dessine une croix à l’endroit le plus fragile de notre âme – une cible facile pour une flèche rouillée.

Attendre. C’est une épreuve que d’attendre pour l’impatient. Attendre. Attendre l’heure de partir, de manger, de rentrer, du rendez-vous, attendre le bus, le train, l’émission du soir, le facteur, le coup de fil, l’amour et le printemps. Pour celui qui ne connaît pas les affres de l’impatience, celui dont le temps n’est qu’une abstraction de l’esprit, celui qui sait attendre sans s’en rendre compte, alors voici un bienheureux. Il est riche de ne rien attendre, riche d’être dans l’instant, dans le présent, pleinement en position d’attendre avec patience, patiemment.

Tant que la flamme a de l’oxygène, elle brille. En miroir de l’âme jumelle – une autre forme – et la flamme s’éteint.

J’ai décidé de m’enfuir, une habitude pour contrer l’impuissance, fuir en laissant mes œuvres faner dans des cartons imbibés d’espoir et d’abondance. Je voulais tant graver sur le papier à l’encre tes visions provoquées par les plantes. Il faut laisser le temps... Il y a toujours un œil insomniaque qui reste collé au front. Patience.

Impermanence. Du zéro à l'un, puis au zéro.

brunoleyval.fr

— 06/04/2025

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