BRUNO LEYVAL

MESSAGE #17 : Être dans l’ombre

Tu dessinais sur un coin de table tous les soirs, dans la cuisine, pendant que maman préparait le repas. Les couvertures de vieux polars te servaient parfois d’inspiration. Sur mes frêles jambes dressées, j’ai ressenti le désir de t’imiter. Je pense que c’est lors d’un de ces soirs que la compétition génétique a commencé.

Tu te rappelles ce désir de nous prouver les choses ? Je sais que tu ne comprends pas pourquoi j’ai tout abandonné.

Tu sais, le monde qui m’entoure aujourd’hui est bien différent de celui où j’ai créé toutes ces œuvres imprégnées de sagesse. Les portraits de pèlerins hindous, à l’encre de citron, se sont peu à peu effacés. Je ne pense pas que la moindre flamme puisse à nouveau les rendre visibles. Aujourd’hui, l’écho a un retour silencieux. Les bouteilles bienveillantes jetées à la mer finissent rarement ailleurs que dans les dunes. Une mer sèche. Je peux te paraître sombre, découragé et sans espoir, c’est un peu le cas, mais ne doute pas de la beauté de ma mélancolie, et de mon amour aussi. Je n’ai plus envie de tracer les contours d’un visage au noir de fumée. Comme l’océan, l’encre a fini par sécher. Les messages ne rencontrent que le vide. Alors maintenant, quand le monde autour s’effondre, quand l’absence et l’abandon hantent les pages, quelles sont les perspectives les plus acceptables pour un désenchanté ?

Les journées passent sans éclat. Chaque jour, il y a ce moment où, par surprise, je pense soudainement à toi, toi qui n’es plus là pour rivaliser.

J’ai entreposé toutes tes affaires à la cave – tableaux, dessins, matériel de peinture, carnets, ta collection de vinyles et tous tes souvenirs de jeunesse et d’armée, stockés dans une pièce aménagée aux murs recouverts de PVC. Ton odeur y plane encore après toutes ces années. Tu avais l’habitude de mettre ton nom à l’étiqueteuse Dymo sur chaque disque, dans le coin à droite de la pochette avant. Petit, collectionneur affilié, je faisais la même chose sur les miens, bien sûr !

Tu n’es pas venu à ma dernière exposition. Depuis ton départ, j’ai progressivement arrêté de dessiner. J’ai bien essayé de compiler mon œuvre dans des livres, mais la colle de la reliure n’a jamais réussi à sécher.

J’ai commencé à raconter ton histoire :

Pourtant, tu avais prévu d’aimer. Aimer la vie, l’avenir et, dans une moindre mesure, l’humanité.

De ta naissance – en mauvais né - il ne restera que la mort – un enfant abandonné – une mère de l’autre côté – un échange de vie – un sacrifice – deux sacrifiés. Elle est partie sans pouvoir te serrer, t’aimer, à t’étouffer.

Un premier son de l’extérieur – un bref soupir qui s’éloigne à ton premier cri – un transfert d’âmes.
Combien de fois dans ton regard, j’ai aperçu le vide – tu as bien essayé, mais le gouffre désespéré ne s’est pas comblé.
Alors, nous sommes peut-être quand même vivants – de temps en temps.
Et après tout, ne sommes-nous pas juste des ombres de passage qui, de temps à autre, se révèlent à la lumière.

Ce sera peut-être un long poème, ce sera peut-être notre première collaboration... J’essaye de parler de toi et de m’effacer pour une fois.

Être dans l’ombre d’un fils. As-tu souffert de la lumière ? Être dans l’ombre d’un père.

Je te tiens au courant de l’avancée. N’hésite pas à me faire un retour, de nuit, quand j’ai les yeux fermés.

brunoleyval.fr

26/03/2025


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