BRUNO LEYVAL

MESSAGE #2 : Une prothèse artificielle, un nouveau mythe et tout le reste

Si un système créatif n’entraîne plus qu’à une impasse, à une sécheresse qui pousse à la radicalité de la rupture par soustraction, alors cette rupture est certainement la meilleure des prothèses – peut-être la moindre des substitutions.

Une prothèse artificielle

Une prothèse est un dispositif artificiel destiné à remplacer quelque chose, quelque chose de manquant, quelque chose qui est soustrait à un ensemble. Que nous prenions pour exemple un membre, un organe, un objet ou une pratique/habitude quelconque, même artistique, cette soustraction qui semblait essentielle peut donc être remplacé par une prothèse — l'étymologie du mot prothèse vient du latin prosthesis qui signifie « ajout », donc prothèse peut être interprétée par l'ajout d'une partie artificielle.

Mais alors, si la soustraction salutaire qui crée une absence peut être remplacée par un dispositif artificiel, cela résume à dire que la soustraction a créé un manque réel auquel il faudrait remédier par une présence artificielle. Il y a quand même là un paradoxe. La soustraction est l’aboutissement d’une démarche radicale qui s’intéresse davantage au sens qu'à la production, qui privilégie la valeur symbolique et sociale au matérialisme d’un art devenu produit. S’en extraire par l’absence ne devrait pas générer autre chose qu’un soulagement, voire un début de satisfaction. En cas contraire, il y a erreur d’interprétation. La flèche est hors de la cible.

Comme énoncé dans le message #1, un artiste reste toujours un artiste. Si, pour diverses raisons qui lui appartiennent, il décide de ne plus exposer son œuvre plastique, de la préserver, voir de ne plus créer tout simplement, il se retrouvera dans une situation de manque et il cherchera un moyen de se soustraire à cette situation en réorientant son moyen d’expression, en le transformant, en l’annulant, en l’abandonnant pour un autre qui, un instant, obtiendra toutes ses faveurs. Il peut également choisir de multiples occupations plus ou moins artistiques, reprendre des études, se spécifier dans d’autres domaines, en espérant remplir le vide que la rupture a engendré. Certains artistes l’ont déjà fait avec succès, ne revenant jamais sur leur position initiale. D’autres ont fini par revenir à l’art. D’autres, enfin, ne l’ont jamais vraiment quitté. La rupture ne concernait qu’un médium, un moyen d’expression. De la peinture, ils sont passés à l’écriture, par exemple.

Pour que la flèche atteigne sa cible, pour que la rupture fonctionne, il faut cibler ! La rupture peut ne concerner que la visibilité, l’exposition et la diffusion. L’abandon peut se concentrer sur la médiatisation de la création et non sur l’acte de créer en lui-même. Le médium peut être abandonné, puis remplacé concrètement par un autre qui offrira plus de disponibilité, d’ouverture et de possibilités. Le médium peut également ne pas être remplacé par un autre, qu’importe, la prothèse peut alors être évincée.

Un manuel pour l’absence

« Merci d'avoir choisi le manuel pour l’absence, un manuel qui saura donner à votre créativité une part plus importante dans votre vie. Apprenez à bien connaître votre manuel. Lisez attentivement ce manuel d'utilisation avant de l'utiliser puis, gardez-le à portée de main pour pouvoir le consulter dès que nécessaire. »

brunoleyval.fr

La fabrication d’un casse-tête sans résolution possible, un objet qui ne se démonte qu’une fois. La tirelire que l’on fracture pour y récupérer le vide. Y consacrer du temps, patiemment, pendant vingt ans, éternellement. Ne rien construire, mais laisser des instructions, un manuel : « Ces instructions sont données pour votre sécurité, merci de les lire attentivement avant de manipuler l’œuvre et de les conserver pour référence ». Chacun peut fabriquer une œuvre qui n’a jamais été réalisée.

Alors, faut-il disparaître et créer une œuvre que personne ne pourra ni voir, ni acheter ? Comme une évidence, une vérité incontestable ! L'incontestable se présente comme une vérité, mais nulle vérité n'est incontestable. À chacun sa vérité. À chacun sa prothèse.
Une prothèse artificielle, un nouveau mythe et tout le reste… À la périphérie, il faut forcer l’illusion à s’effacer. Verrouiller la substance par un chant lointain, une sonorité abstraite qui enchantera, par son absence, la surface immaculée.

Hypostasier les simulacres avec cynisme, inventer une nouvelle magie, une magie qui ne serait que l'imitation de l'ancienne, pour jeter un voile sinistre sur les choses. Tout recommencer !
Commencer ! L’artiste se fait chercheur, explorateur du vide qu’il a créé. Il analyse les failles, les faillites, se donne enfin le temps, s’offre à l’oisiveté et à la paresse, transforme sa vie et fait d’elle l’œuvre première, et cetera, et cetera.

Avant, il parlait de la métempsycose et des autres vies. Cycle des renaissances, des vies et des morts, de la libération, de la lumière et tout le package qui va avec. Aujourd’hui, la rupture a créé ce passage dans la même vie.

Jouer reste une distraction non essentielle, un privilège réservé aux oisifs. Mais jouez donc aux échecs et créez un nouveau mythe contemporain. L’art est une fabrique de travailleurs aliénés. Arrêter de produire et conspirez dans l’ombre. Ne travaillez jamais disait Debord. Ne travaillez jamais, mais jouez ! Fabriquez des cartes, inventez des territoires. Le mat est impossible à réaliser avec un seul pion. Il lui faut la complicité de ceux qui savent perdre, qui savent se partager le cadavre de l’artifice artistique où la nullité – ironique et conceptuelle – est érigée en valeur. Un désir de divin.
Jouez au créateur, à l’unique, un créateur fantasmé. L’œuvre comme un reflet sur l’eau, une goutte parmi les autres et qui forme l’océan. Une simple goutte pour un tout. La divagation est le moyen de trouver son chemin. Il faut se perdre dans la labyrinthite. Le plus difficile est certainement ce moment, cette période, aujourd’hui même, où la brutalité de l’arrêt, après le plaisir qu’il a procuré, après l’exaltation de la rupture, l’affirmation du rejet total, aujourd’hui, qu’en est-il d’aujourd’hui face au vide.

L'état hypnagogique, état expansé de conscience favorable aux hallucinations, aux images qui n’engendrent plus que de pâles copies, d’autres images, des images en plus, des images qui s’ajoutent et qui s’annulent, un kaléidoscope psychédélique, un simulacre optique. Faire pour voir qu’il n’y a plus rien à voir. Un tourbillon d’images qui est happé par le trou noir. Il est temps de fuir, de battre en retraite, de quitter le champ de bataille. Rien d’autre. Et la mystique dans tout cela, l'illusion mentale, l’œuvre était pourtant censée mener à la lumière. Mais l’œuvre est sombre, épuisée, éteinte. Elle ne s’éclaire plus que sur les bords, en dehors, à la marge d’elle-même. Un concept d’ambiance. Un plaisir solitaire.

Dans la présence ou dans l’absence, l’artiste reste un égoïste

Gardons à l’esprit que peu importe qu’il ait pour désir de briller ou de disparaître, qu’il ait un sentiment d’appartenance à un environnement d’élite ou qu’il en réfute les paillettes, qu’il préserve sa création ou qu’il l’offre au bien commun, la démarche reste la même : l’artiste est en quête de plaisir. L’artiste reste un égoïste. La création est source de labeur, d’obsession et de multiples crises intérieures. L’artiste, dans l’écrasante majorité des cas, est un travailleur acharné à la limite du bénévolat. Des hauts et des bas, souvent plus de bas que de hauts, à la limite de la pauvreté matérielle, il crée pour survivre avec le faible espoir de se procurer quelques plaisirs.
Que ce soit le plaisir de solitude, de la retraite, de l’atelier, du résultat ou de l’échec – il y a un réel plaisir d’échouer et de détruire, d’être vu et adulé, que son œuvre compte dans l’histoire, et/ou le plaisir de la rupture, de la disparition et de l’ombre, comme un concept génial qu’il travaille à développer avec ferveur dans l’unique but de ne plus souffrir et d’en tirer un minimum de plaisir. Qu’importe la démarche, c’est l’arrêt des souffrances et la recherche des plaisirs qui guident ses pas.

En voici des idées qui prennent la forme de nouveaux tourments. Détachement. Il serait fou de penser que l’art ne soit autre chose qu’une simple occupation, un passe-temps, et pourtant. La beauté dans le regard d’un tigre vient de la frayeur que provoque son appétit. De la poésie, bien sûr. Tout est poésie. Quand les images ne suffisent plus, il reste la poésie. Et puis il y a l’écriture. L’écriture d’où jaillissent des images, des images bien plus nettes et précises qu’une peinture ou qu’une photographie. L’écriture refuge, quand l’image n’a plus rien à dire, qu’elle se répète et s’évapore, qu’elle disparaît dans le flot des images. L’écriture qui organise la pensée là où l’image l’éparpillait. Écrire pour le plaisir. Le plaisir et tout le reste.

Que reste-t-il en somme ? La somme justement, le reste de la somme plus précisément. Mais qu’est-ce que le reste, ce qu’il reste après avoir fracturé son moyen principal d’expression ? Un vide. Un vide à remplir, ou pas.

N’est-il pas étrange de consacrer tant d’énergie pour décrire le vide ? Une page blanche n’aurait-elle pas fait l’affaire ? La belle affaire. Une page blanche avec, pour seule présence, le mot « vide » griffonné au crayon. En majuscule pour accentuer l’absence. Non-sens. Ou peut-être, au contraire, le plus profond des sens. Vouloir cerner le vide, le circonscrire par des mots, n'est-ce pas une tentative — sublime et désespérée — de donner une forme à l'informe, un nom à l'innommable ? La page blanche ne fait en réalité qu'ouvrir un abîme de questions. Le vide qu'elle représente est-il un néant absolu, une absence totale d'être, ou bien un potentiel infini ? L'absurdité conceptuelle de vouloir décrire ce qui par essence se soustrait à toute description. Le langage, condamné à vouloir donner un sens au monde, pour combler le silence par des concepts.

Au-delà de l'absurde, comme une forme de sagesse. La page blanche – vide de mots – invite à une contemplation silencieuse.

Les mots, justement, ils s’enchaînent comme des images et pourtant, ils ont la force qu’elles n’auront jamais plus. Chaque époque a ses icônes, ses quelques œuvres qui sont ailleurs, au-dessus, loin devant. Puis, elles laissent place aux copies et au recyclage, à la reproduction infinie. L’œuvre n’est plus qu’un objet en série, manufacturé. Enfin, de l’art !?! Un urinoir. L’œuvre est volatile, abstraite, conceptuelle. Les mots ont bien plus d’importance au-dessus de la chaise. Ils expliquent la chaise. La chaise en soi n’est qu’une chaise. Les mots, l’affirmation en font une œuvre. Une chaise d’art. Sans les mots, la chaise n’existe pas. Elle est présente en tant que chaise et non en tant qu’œuvre d’art. Une chaise somme toute très banale. Le texte transforme la chaise en icône. Une banane et du scotch sur un mur. Éphémère. Éphémère comme une carrière.

L'art est un canular et l’artiste n’est qu'un ouvrier

Une formule bien plaisante. Une formule qui fait mouche. Bien sûr que l’art n’est qu’un canular et que l’artiste n’est qu’un ouvrier. Le statut qu’on lui confère, l’importance qu’il se donne, le piédestal sur lequel il se vautre, n’est qu’une vaste supercherie. L’ouvrier est un artiste, car l’artiste est le plus courageux des ouvriers. Il y a beaucoup de faux artistes, rarement de faux ouvriers. Encore une formule bien plaisante ; eux aussi, ils pratiquent l’ironie. Une présentation oblige une analyse, un à-propos, une juste représentation. Sur un chantier. Une palette et quelques agglos bien empilés. Plusieurs types de parpaings et de blocs de construction. L’œuvre est parfaite. Autoportrait. L’ironie est fatale. Voici le plus étrange des autoportraits, une représentation au plus juste, juste une nouvelle version.

Il y a forcément un trouble mental au cœur d’un appel au vide. Un trouble lié à d’innombrables déceptions et à si peu de plaisir. Les projecteurs ont séché le fruit déjà bien mûr.
Et puis, il y a le manque d’intérêt, un manque d’attraction. Ce manque qui engendre le vide, un vide que même la feuille blanche et silencieuse ne peut remplir.

Nulle pratique artistique ne devrait entretenir la médiocrité. Quand on maîtrise un processus, il faut s’en défaire avant qu’il ne devienne un système de production.

Solve & coagula de l’alchimie. Dissoudre et coaguler. Une solution antique. Et pourtant, la rupture n’est-elle pas une dissolution qui engendre une reconstruction (coagulation) ? Ne rien construire, mais laisser des instructions pour une reconstruction. Alors, voici la solution. Ne plus rien construire, mais laisser des instructions, un manuel de construction. Hermétique. Un art plastiqué dans l’ombre, matériellement inexistant, absent, donc la seule présence est dans l’absence, mais qui laisse une ouverture, une pure présence dans la possibilité d’une construction en suivant les préconisations d’un manuel d’instruction. Le manuel devient l’œuvre : L’artiste peut construire l’œuvre / L’œuvre peut ne pas être construite par l’artiste / Le médium utilisé n’a aucune importance / La visibilité de l’œuvre n’a aucune importance / L’importance de l’œuvre relève du récepteur / L’œuvre peut être détruite / L’œuvre peut ne pas être construite.

L’œuvre n’a de présence que dans son absence.
Le manuel devient l’œuvre.
Le plaisir de la rupture retrouvé.

Et puis sinon, ne rien faire n’est-il pas la plus belle des activités artistiques ?

07/01/2025


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