Bruno Leyval

Journal Vespéral

3. Un essaim sur le bitume

Alors que les souvenirs s’empilent comme des palettes sur un quai, que les alvéoles ruissellent et que les terminaisons nerveuses explosent, un essaim de piétons parcourt le bitume — noir, noir cosmos, noir pétrole, noir organe, veiné de reflets bleutés — jusqu’à la dernière station du centre-ville. Le bus arrive. Le bus à balcon où se perchent les fuyards scolaires — prophètes mineurs — s’y perchent comme des oiseaux hallucinés. J’étais de ceux qui s’accrochaient à la barrière pour un voyage à l’œil. Le vent en guise de ticket.

Le fuyard est un animal sacré ! Même le bus est sacré. Nous sommes les nouvelles abeilles de la ruche roulante, butinant des rues, aspirant des odeurs, transportant la matière vivante du monde d’un arrêt à l’autre. Notre départ est une danse, une échappée, un rituel d’urbanité migrante. Chaque tournant devenait une prière, chaque freinage un hurlement divin, et, dans le grand bourdonnement du monde, nous laissions filer, d’arrêt en arrêt, un miel de révolte, de rire, de poussière et de liberté.

Alors, nous avons tenu bon, accrochés aux barres comme à un destin bancal, prêts à bondir si le monde décidait enfin de basculer — la ruche roulante comme une étincelle, et le voyage venait à peine de commencer.

Dans cette suspension, en lévitation, on ouvrait parfois les portes comme on entrouvre un temple — avec la folie d’un geste sacré.

Alors, nous sommes à nouveau vivants, nous, les passagers clandestins de nos propres vies — et quand nous mourons, nous retournons à nos cavernes de nectar, ivres, célébrant la dernière des reines en porte-jarretelle.


2. Le cordon flotte dans la bouche

C’est dans le bain, au cœur du songe, que je deviens le plus grand des artistes. La mousse s’échappe, tente une fuite vers les bords de la baignoire — je trace des symboles indiens sur mon ventre rond, et le monde s’incline sous mes doigts. Le cordon flotte à la surface laiteuse, bois mort suspendu dans l’eau, tandis que les huiles parfumées pénètrent ma peau. (Re)naissance. Accouchement dans le carrelage fleuri de la salle de bain. Chaque goutte, chaque frisson devient rituel, chaque geste se mêle à l’eau, à l’odeur, à la lumière déclinante. Le corps devient toile et temple — la mousse devient ciel, et moi, je célèbre l’acte intime de créer et de renaître — suspendu entre le visible et l’invisible.

La faille immense — la couture des chaussures qui bâillent de sommeil. Toujours d’étranges rêves après la lecture de Swami.

Le Swami mâche en silence — et quand il ouvre la bouche, c’est tout l’univers qui s’en échappe.
En bas de la rue, dans la poussière, les derniers enfant‑singes fabriquent des chargeurs pour des téléphones obsolètes. Les écrans s’entassent sur les barricades. La connexion est rompue depuis longtemps. Les façades sont peintes de rouge, ornées de textes blancs. Toutes les maisons sont alignées comme des panneaux publicitaires, et les champs sales bordent encore les villes — les petits drapeaux de couleur flottent au-dessus des balançoires sous l’œil rieur d’une divinité — Un chien errant ferme la route et regarde en arrière.


1. Flux halluciné et pluie de lettres

Écriture tombe vent — souffle éclate — prière fuse dans le creux des doigts — miroir fractal des lettres — mantra brûle — silence qui mord — je glisse dans le mot comme un poisson de feu — geste déplié — geste froissé — geste jeté dans la nuit sans fond.

Chaque souffle est pluie de lettres — pluie de poussière — pluie de miroirs — le crayon hurle — le clavier saigne — vibration du monde intérieur qui se liquéfie — je nage dedans — je tombe dedans — je deviens phrase, je deviens ligne, je deviens vide.

Porte invisible — phrase éclatée — murmure du souffle — mantra qui tord le temps — spectateur effacé — désir fondu — ego dissous — je crée pour que rien ne regarde — je crée pour que tout s’efface — je crée pour que le souffle de la page devienne corps, devienne lumière, devienne sang.

Méditation hallucinée — flux de lettres dans la bouche des vents — phrases qui s’emmêlent, se déchirent, se recomposent — moi perdu dedans, moi multiplié, moi fractal — chaque mot devient temple — chaque silence devient pluie — chaque geste devient prière jetée dans le vide qui revient.

L’écriture se déploie comme serpent — comme vent — comme flammes qui lévitent — chaque souffle éclate en fragments — fragments de pensée — fragments de rêve — fragments de moi-même dissous dans le flux — je touche rien, je touche tout — je deviens souffle — je deviens mantra — je deviens geste de création pure — acte sans témoin, acte sans fin, acte qui est soi et rien d’autre.

fragments — fragments — fragments

Flux halluciné — pluie de lettres — éclats de mantra — phrase tombe — phrase brûle — silence mord — souffle s’ouvre — lumière explose — création pure sans désir — sans attente — sans retour — je flotte — je tombe — je suis page — je suis mot — je suis acte — je suis prière.

Transformation, jusqu’au vide et rien de plus.